Pétain est parvenu à un rétablissement précaire du front : les Allemands ont progressé de près de 8 km depuis le 21 février et tiennent une ligne allant de Vacherauville aux lisières de Vaux-devant-Damloup mais leur avancée semble enrayée.
Un poilu du 405e régiment d’infanterie
La relève. Il était temps. Dans ce régiment d’élite où, il y a quinze jours, on trouvait dix volontaires pour un, le cran commençait à manquer.
En sortant des casernes Bevaux, nous croisons un régiment qui monte en ligne. Ses hommes nous regardent avec des yeux effrayés, ils nous demandent :
Quelle compagnie ? Etes-vous du 405e ?
Nous sommes le régiment !
Deux boxeurs sur le ring, l’un a surpris l’autre par un départ terrible en forcing. L’assailli n’a même pas eu le temps de relever sa garde beaucoup trop basse. On le voit qui essaie de se protéger les flancs et le plexus avec ses coudes, accusant les coups. Les populaires commencent à siffler et à crier » Remboursez ! », on se dit que ce combat est en effet par trop inégal, et les secondes pendant lesquelles la victime rebondit de place en place dans les cordes paraissent interminables.
Cependant l’assailli n’est toujours pas à terre et les connaisseurs remarquent qu’il bloque tout de même de nombreux coups ; courageux, il s’accroche, il tient toujours sur ses jambes, il s’efforce de prendre un peu de distance, il n’est plus constamment dans les cordes et les spectateurs des premiers rangs observent qu’en corps à corps il commence à porter des coups, lui aussi, coups de trop près, bien entendu, mais qui ne doivent pas être tout à fait inefficaces, car insensiblement le furieux battant a ralenti son tempo, il ne marche plus sur l’autre sans arrêt et même voilà qu’il encaisse deux, trois coups à mi-distance. Naturellement il riposte, mais l’autre riposte aussi, il n’est plus comme au début une victime ballottée, il commence, lui aussi, à vraiment boxer et une rumeur monte de la salle, car déjà cette foule comprend que quelque chose est en train de changer.
Voilà où nous en sommes de la bataille de Verdun.
Le ralentissement, le répit relatif, durera-t-il quelques jours ou seulement quelques heures (il durera quelques jours), les combattants de la tranchée l’ignorent. Le commandement français constate, lui aussi, le ralentissement. L’aubaine est tellement bienvenue que les premiers messages échangés témoignent d’un optimisme tout juste admissible. Castelnau à Joffre, le 26 au soir:
La situation n’est pas encore suffisamment éclaircie pour que le général Pétain et moi puissions formuler une appréciation générale. Je crois toutefois que, si nous pouvons gagner les deux ou trois jours qui permettront au général commandant la IIe Armée de remettre les choses en ordre et de faire sentir son action, tout danger de perdre Verdun sera définitivement écarté.
Joffre à Pétain le 27 février au soir :
Je vous témoigne ma satisfaction de la rapidité que vous avez apportée à l’organisation du commandement sur le champ de bataille. Au point où en est la bataille, vous sentez comme moi que la meilleure manière d’enrayer l’effort que prononce l’ennemi est d’attaquer à votre tour. Il faut reprendre le terrain qu’il nous a pris. Les munitions ne vous manqueront pas ; les positions flanquantes de la rive gauche vous permettent d’écraser constamment l’adversaire de feux.
Vous permettent d’écraser constamment est une jolie phrase. Avec sa discrétion habituelle, Pétain a laissé entendre qu’il ne l’avait pas lue sans surprise : Cette dernière affirmation, à cette date, exprime évidemment un désir plutôt qu’une possibilité.
En réalité, le village de Douaumont tombera (le 3 mars), les Allemands avanceront encore, on aura encore plusieurs fois l’impression d’assister à un nouveau paroxysme et la situation française sur le front de Verdun sera encore plusieurs fois qualifiée de très inquiétante et même de dramatique. Mais le forcing du début est dépassé.
On voudrait maintenant établir une sorte de bilan de la première partie de la bataille. Rien de plus facile en ce qui concerne le terrain : sur leur front d’attaque, les Allemands ont avancé de cinq à huit kilomètres selon les endroits, ils se trouvent à moins de dix kilomètres du coeur de Verdun. On connaît approximativement le nombre de canons perdus ou abandonnés par les Français: un peu plus de cent cinquante. Les pertes en vies humaines sont moins faciles à connaître. Les services historiques officiels ont donné des chiffres par grandes unités (divisions). Or, celles-ci n’ont pas été toutes engagées du 21 février au 5 mars et il ne semble pas qu’on se soit acharné à établir un compte global. Voici, par exemple, un total partiel, si l’on ose dire, concernant six jours de combat (du 21 au 26 février) des 57e et 72e divisions et trois jours de combat (du 22 au 24) de la 37e division. Tués : 681. Blessés : 3 186. Disparus : 16407. Les tués, ce sont les morts qu’on a pu identifier, ou simplement compter. Disparus, le mot dit bien ce qu’il veut dire : manquants jamais retrouvés nulle part ; incorporés au sol ou volatilisés.
Voici maintenant un chiffre global officieux des pertes françaises du 21 février au 5 mars. Tués : 7 900. Blessés : 28 000. Disparus : 33 000.