À Crécy, la guerre médiévale offre une bien piètre leçon aux amateurs de la chose militaire. L’indescriptible chaos de la bataille laisse l’observateur pantois.
Et pour les Français, si le ridicule le dispute trop souvent à la bêtise, le tribut est lourd : la fine fleur de la chevalerie décimée, un roi déconsidéré, des morts par milliers.
Chute royale de bon augure
Un mois avant Crécy le 12 juillet 1346, Edouard III s’apprête à poser le pied sur le sol français. En descendant du bateau, il trébuche et tombe lourdement. Il saigne du nez. Effrayés, ses barons lui conseillent de rembarquer et de ne plus fouler la terre de France, « car voici un bien petit signe pour vous ». Le roi rétorque alors : Pourquoi ? C’est un très bon signe pour moi, car la terre me désire
Un tuyau en or
La veille de la bataille, le roi d’Angleterre se retrouve dans un cul-de-sac marécageux entre la Manche et la Somme, qu’il doit traverser pour fuir Philippe VI. Il fait venir à lui des prisonniers français afin qu’ils lui indiquent un passage sûr. Un valet de ferme du nom de Gobin lui indique alors le passage de la Blanche Taque : » je vous mènerai bien a tel pas où vous passerez la rivière de Somme et votre ost (armée) sans péril « , dit-il selon Jean Froissart. L’armée d’Édouard III se met en marche à minuit, guidée par Gobin, et arrive au gué à cinq heures du matin. Pour prix de sa trahison, le paysan reçoit cent pièces d’or et un cheval. Grâce à lui, l’Anglais a pu choisir un bon site défensif (le coteau de Crécy) et offrir une nuit de sommeil à ses troupes avant l’affrontement.
Dans les deux camps, on s’apprête au combat. Philippe VI fête la Saint-Louis, tandis qu’Edouard III réconforte ses hommes. Le lendemain matin, il écoute la messe et communie avec son fils, le fameux Prince Noir, et tous les grands barons, puis il établit son dispositif de défense. La butte est protégée par un fossé et des haies. Au seul endroit accessible à cheval, il installe son fils, avec des hommes d’armes, des archers et des piquiers. Un deuxième corps d’hommes d’armes et d’archers complète la formation, et le roi lui-même commande la réserve, composée de cavalerie, prêt à soutenir les rangs qui plieraient les premiers.
A midi, les Anglais, qui ne voient toujours rien venir, déjeunent tranquillement, puis ils regagnent leur place et s’asseyent, leurs bassinets et leurs arcs devant eux, se reposant, pour être plus frais et plus nouvel quand leur ennemi viendrait.
Entre-temps, l’armée française a quitté Abbeville dans le plus grand désordre. Les premiers cavaliers ne mettent que quelques heures pour arriver à Crécy, et ils jaugent rapidement la situation : les Anglais, frais et dispos, occupent une position forte. Il paraît préférable de remettre la bataille au lendemain, le temps que toutes les troupes françaises prennent position et soufflent après la longue route parcourue sous un soleil brûlant. Le roi de Bohême préconise lui aussi la prudence. Philippe VI approuve, et ordonne à son avant-garde de dresser le camp. Les premiers escadrons mettent pied à terre, mais ceux qui les suivent ne comprennent pas l’ordre et continuent d’avancer; ils pensent qu’on va les laisser en arrière et qu’ils ne retireront aucun honneur du combat, qui a peut-être déjà commencé.
Avec l’aimable autorisation des éditions Aubéron
A droite, à gauche, devant, les chevaliers, lances hautes, bannières ondoyantes, formaient trois groupes désordonnés, entourés de milliers de piétons allant de front sur une demi-lieue, de sorte qu’au loin, leurs barbutes, chapelines et bicoquets, leurs sarraus cloutés ou renforcés de mailles semblaient de grosses gouttes mouvantes. Oui, c’était beau. Beau comme ce que les Grecs appelaient tragédie.
Obéissant à une sonnerie de trompe, cinq à six mille piétons anglais qui, jusque-là, s’étaient tenus à l’abri des troncs, des branches, des fagots et des ridelles de charrettes renforçant de loin en loin certains points sensibles de leur défense, venaient de se lever d’un coup. Ils étaient tous coiffés d’une barbute, et comme aucun acier ne luisait à leur poing, ce ne pouvait être que des archers. Voyant ces milliers de statues de fer, la plupart des piétons ahuris reculèrent. Les chevaliers aventurés sur la pente furent saisis par la stupéfaction, le doute, l’incertitude. Constatant enfin l’absence de tout commandement, certains tournèrent bride dans l’intention de repartir vers les bosquets ; ceux qui en venaient hurlèrent à la couardise. On vit certains chevaliers arrivés de l’arrière menacer de leur épée les indécis afin de se frayer parmi eux un passage, et même en frapper quelques uns, tandis que l’armée anglaise, immobile, silencieuse et fière sous son toit de bannières et de pennons flamboyants, assistait à cette discorde fratricide sans précédent de mémoire de guerrier.
Sur un ordre de l’un d’eux, tous manœuvrèrent le cric de leur arbalète, armèrent sa gorge d’un carreau et tirèrent, décidant des milliers d’autres à en faire autant. Dix mille traits, peut-être davantage, volèrent vainement vers l’ennemi. On vit quatre Anglais tomber, puis cinq ou six autres. Rien que cela. Les Génois avaient décoché leurs carreaux sans viser, sans estimer, semblait-il, la distance qui les séparait du haut de la colline. Tous moulinaient et rechargeaient leur arme. «
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» On vit les hommes de la Compagnie blanche et tous les archers de la première ligne, de Crécy à Wadicourt, bander leur arme au même instant. Plus de dix mille sagettes ajustées vrombirent dans le ciel comme des essaims de frelons, et leurs pointes acérées n’avaient pas encore atteint leur but qu’une nouvelle nuée rayait l’azur assombri.
Devant les chevaliers, par centaines, les arbalétriers et les piétons s’effondraient en hurlant. Certains, percés de plusieurs traits, se figeaient sur le sol ; d’autres y remuaient comme des épileptiques avant le dernier sursaut ; d’autres rampaient en réclamant de l’aide.
Et la mortelle pluie continua. Arrachés à leur étonnement, les Génois et les soudoyers de France, effarés, effrayés, chancelants, reculèrent. Ils abandonnèrent leurs armes et leurs blessés pour courir vers les chevaleries dont les maréchaux hésitaient à lancer la charge. Les vougiers, picquenaires et guisarmiers des derniers rangs, que les sagettes avaient épargnés en raison de leur éloignement, pris dans ce reflux irrésistible, coururent, eux aussi, pour chercher un abri derrière les armures. »
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» Devant, dans le grand champ, la mort pleuvait à verse. Et comme les premières grappes de piétons hagards, essoufflés, désarmés et blessés parvenaient à quelques toises des trois ou quatre mille guerriers à cheval, bassinet clos, épée nue ou lance oblique, prêts au grand galop, le roi furieux commanda :
Or, tuez toute cette ribaudaille, car ils nous empêchent la voie sans raison !
Qu’on tue tout ! hurla Alençon. Ils nous ont porté plus d’empêchement que d’avancement !
Les chevaliers galopèrent vers les piétons pour les embrocher, les étriper de leur lance. La Chevalerie de Philippe VI entamait sa ruée sur les Anglais en massacrant à grand plaisir ses hommes d’armes et ses mercenaires.
Édouard III et ses maréchaux firent allonger le tir. Les flèches godonnes, en pluie serrée, tombèrent sur ces justiciers d’une espèce inconnue, crevant leurs défenses de fer et les jetant à bas de leurs chevaux hennissant de douleur et de peur, de sorte qu’un grand hurlement de fureurs et de souffrances mêlées monta bientôt des trois cavaleries virevoltantes, tellement occupées à occire du piéton épouvanté qu’elles s’offraient aux tirs des adversaires sans que la plupart de ceux qui les composaient eussent conscience du péril auquel leur inepte courroux les exposait. »
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Avec sa cadence de tir, l'arc long anglais était la mitrailleuse du Moyen-âge !