Hitler et le Parti Nazi défient la loi et l'état

Bien avant la prise officielle du pouvoir par Hitler en 1933, le parti nazi montre sa puissance dans des manifestations musclées et des parodies de procès. Une situation économique catastrophique, une justice et une police bienveillantes permettent aux
nazis de s’imposer. Les chemises brunes s’organisent dans une République en crise.

Il y avait eu un grand meeting nazi au Sportpalast. C’était la sortie. Trois S.A. marchaient devant moi sur le trottoir. Ils portaient des bannières du N.S.D.A.P. sur leurs épaules et les hampes avaient des pointes en métal en forme de tête de flèche.
Tout à coup, les trois S.A. se trouvèrent face à face avec un jeune homme 17 ans, en civil, qui marchait d’un pas pressé dans la direction opposée. J’entendis soudain l’un des nazis s’écrier : C’est lui ! Et immédiatement les trois hommes foncèrent sur le jeune homme. Il poussa un cri et tenta de les éviter. Mais ils étaient trop rapides pour lui. En un instant, ils l’avaient entraîné dans l’ombre d’une porte cochère et se tenaient au-dessus de lui, lui donnant des coups de pied et le frappant avec la pointe de métal de leurs hampes. Tout cela était arrivé si rapidement que je pouvais à peine en croire mes yeux. Déjà, les trois S.A. avaient abandonné leur victime et s’étaient frayé un chemin dans la foule.
Un autre passant et moi-même fûmes les premiers à atteindre l’encadrement de la porte. Le jeune homme gisait dans un coin, recroquevillé, comme un sac abandonné. Quand on le souleva, j’aperçu son visage : son œil gauche, crevé, était à moitié sorti de l’orbite et du sang coulait de la blessure. Il n’était pas mort. Quelqu’un proposa de le conduire à l’hôpital en taxi.
A ce moment-là, des dizaines de personnes regardaient. Elles paraissaient surprises mais pas particulièrement choquées — ce genre de chose arrivait trop souvent.
 A quelque vingt mètres de là se tenait un groupe de policiers armés jusqu’aux dents. Le torse bombé, les mains sur la ceinture du revolver, ils considéraient toute l’affaire avec une superbe indifférence.

Le danger Nazi et Hitler

Le danger des nazis avant la prise de pouvoir de Hitler en 1933

Un jeudi matin, une compagnie d’honneur, formée d’une double haie de SA (sections d’assaut) en uniforme, est déployée devant la grande entrée du tribunal : on attend l’arrivée de Hitler. Lorsque le procureur général se présente pour pénétrer dans le bâtiment, un SA prétend lui barrer le chemin et l’orienter vers la porte de service, la grande entrée étant réservée au Führer. Un peu plus tard, Hitler arrive en voiture et passe en revue, d’un pas lent, les hommes de la compagnie d’honneur qui le saluent le bras tendu. En conclusion, le président du tribunal fera son éloge.
Contrairement à ce que le lecteur pourrait imaginer, la scène se passe bien avant 1933, année de la prise de pouvoir nazi : elle a lieu dans la ville de Schweidnitz (30 000 habitants), située en Silésie aujourd’hui polonaise, le 12 juin 1930, à une époque où le parti national-socialiste ne dispose encore au Reichstag, élu en 1928, que de 12 sièges (sur un total d’environ 500), et où de nombreux hommes politiques démocrates n’ont pas encore pris conscience du danger nazi. Ils n’ouvriront les yeux qu’après les élections de septembre 1930, où les hitlériens passeront brusquement de 12 députés à 107. Et pourtant les effectifs du parti ainsi que ses prétentions à se comporter en maître n’ont cessé de se renforcer depuis de longues années. Cette montée est mise en évidence par l’accroissement continu du nombre d’adhérents (dont une partie sont membres des SA).

La percée décisive des nazis

A partir de fin 1929, l'ascension des nazis s'est donc brusquement accélérée. Les causes de cette accélération sont multiples

A partir de fin 1929, l’ascension s’est donc brusquement accélérée. Les causes de cette accélération sont multiples. La crise et le chômage ne cessent de s’aggraver. Mais le facteur déterminant semble bien avoir été l’entrée en vigueur du « plan Young », réglant les réparations imposées par les vainqueurs de la Première Guerre mondiale. Ce plan prévoit le versement par l’Allemagne durant 59 ans et jusqu’en 1988 d’un lourd tribut annuel. Ainsi les arrière-petits-enfants des vaincus de 1918 auraient à payer pour une guerre ancienne, selon le mot d’ordre proclamé après la victoire de 1918 par le ministre des Finances français Klotz : « Le Boche paiera tout ». Par une singulière coïncidence le même Klotz se trouve lui-même en 1929 à la prison de Fresnes pour chèques sans provisions….
En fait, les versements prévus pour 59 ans ne seront effectués que durant deux années : dès 1931, le moratoire Hoover y met fin. Mais le plan Young aura permis aux nazis de réaliser une percée décisive. Pour les élections de septembre 1930, toute leur propagande est centrée sur l’unique thème : « Pour ou contre le plan Young ». Un moyen efficace d’influencer l’opinion est l’activité de plus en plus voyante des SA. Dans tous les pays le public est sensible aux défilés en uniformes, et celui de l’Allemagne vaincue et humiliée y trouve une compensation à ses frustrations.
Les SA constituent une force redoutable, en raison d’un entraînement très intensif à caractère militaire, généralement dirigé par d’anciens officiers, et grâce à un fanatisme soutenu par la conviction absolue d’arriver au pouvoir. Dans des combats de rue, cette force remporte souvent des succès contre des adversaires supérieurs en nombre, par exemple à Munich dès novembre 1921. En octobre 1922, les rues de la ville de Coburg sont « nettoyées » par les SA. En juin 1929 Coburg sera la première cité gouvernée par une majorité nationale-socialiste.
En raison de leur « patriotisme » et de la protection qu’ils représentent contre le danger communiste (en réalité inexistant), les nazis sont soutenus par des partis bourgeois. Dès janvier 1930 ils disposent du ministère de l’Intérieur de l’Etat de Thüringe grâce à une alliance avec le parti du peuple (DVP) : or au même moment ce même parti du peuple est associé à Berlin à un gouvernement de grande coalition dirigé par un social-démocrate.
A Schweidnitz le 27 septembre 1929 le parti social-démocrate organise une réunion dans la grande salle du restaurant populaire Volksgarten. L’orateur est député au Reichstag. Son discours doit être suivi d’un débat contradictoire, auquel doit participer un nazi nommé Lütt. Le service d’ordre est assuré par 86 hommes du Reichsbanner (littéralement : bannière du Reich), une milice proche des sociaux-démocrates. A l’époque, l’Allemagne compte de multiples organisations de défense de toutes couleurs politiques. Lorsque le service d’ordre arrive sur place vers 20 heures, de nombreux assistants sont déjà installés, dont 150 nationaux-socialistes qui comptent en leur sein des renforts arrivés en camions ou en voitures de toutes les villes environnantes : Breslau, Striegau, etc. Ceux de Freiburg ont amené avec eux des infirmières.

Des coups de force musclés de la part des nazis

Aucun signe extérieur ne permet de distinguer ces nazis des autres spectateurs, mais ils ont caché dans leurs poches le béret et le brassard des SA et beaucoup d’entre eux portent, dissimulés sous leur vêtement civil, la chemise brune avec un crochet métallique, arme redoutable, en bandoulière. Arrivés suffisamment tôt, ils ont pu occuper des positions stratégiques : la première rangée de tables au bord de l’estrade où doit parler l’orateur, le fond de la salle le long des murs, le centre des tribunes d’où on domine l’assistance, et le voisinage de la porte d’entrée. Un adjudant de la police locale a été informé dès midi du projet de ce déploiement, mais il n’a pas cru devoir transmettre le renseignement à ses supérieurs.
L’orateur commence son discours devant environ 800 spectateurs. Il est systématiquement interrompu, des cris et sifflements retentissent en maints endroits, les chaises servent de tambours.
La tension monte, des assistants demandent l’expulsion des perturbateurs. Finalement l’un de ceux-ci est frappé. Aussitôt est déclenchée une opération quasi-militaire : un chef SA, installé aux premières tables, se lève et ordonne : « Mettez les casquettes, sortez les bandoulières ! »
Casquettes et bandoulières apparaissent immédiatement, ainsi que brassards à croix gammée et chemises brunes : les nazis venus de différents lieux peuvent ainsi se reconnaître. Tout d’abord l’estrade est prise d’assaut : l’orateur et le président de séance disparaissent au plus vite, abandonnant sur leur table montres et documents. Vient le tour des assistants, bombardés à partir de la tribune au moyen de gros verres à bière et attaqués par les SA placés au fond de la salle à l’aide de pieds de tables, de chaises, de boucles de ceinturon. La panique se déclenche, le public se presse vers l’entrée, mais celle-ci a été entre temps encombrée au moyen de chaises, et au passage les fuyards sont systématiquement frappés par un groupe de SA venu de la ville de Waldenburg. Le service d’ordre du Reichsbanner est refoulé dans un coin, copieusement bombardé et mis en déroute. En moins de dix minutes la salle est vidée.
Bilan : des dizaines de blessés, dont un bon nombre de blessés graves conduits à l’hôpital. Les dégâts sont importants : 200 verres à bière, 17 chaises et 3 tables ont été détruits, ainsi que 34 vitres. En outre, 78 chaises et 35 tables ont été endommagées.
Il ne reste plus aux nazis qu’à fêter leur triomphe : d’abord sur place, avec un discours et des « Heil Hitler » retentissants, ensuite dans les rues, où ils défilent en chantant sans que la police n’intervienne. Finalement l’orateur Lütt envoie un télégramme de victoire au siège du parti à Munich : « Les assistants indignés ont expulsé de la salle le Reichsbanner et ses acolytes juifs »…
Aussitôt après les événements, le préfet de Breslau (aujourd’hui Wroclav) dissout les groupes nationaux-socialistes qui ont participé à l’attaque, et la justice engage des poursuites. Les procès se déroulent à Schweidnitz. En première instance (décembre 1929), 16 hitlériens sont traduits devant un tribunal d’échevins présidé par un magistrat de métier. En appel (juin-juillet 1930), 14 nazis passent devant une chambre pénale formée de juges professionnels.

Un tribunal indulgent

Dès le début, les accusés et leur avocat, le célèbre Frank (plus tard gouverneur de la Pologne occupée), dominent complètement les débats. Arrivés en chemises brunes après avoir défilé à travers la ville, les accusés déclarent qu’ils ne se laisseront pas dicter leur tenue par le tribunal. Ils ne cessent de ricaner le plus fort possible tout au long des audiences, et leur défenseur, dont la voix est très sonore, crie systématiquement de façon à couvrir les paroles du président. Mécontents d’une réflexion de la partie civile, les accusés quittent en groupe la salle du tribunal en proférant menaces et hurlements, l’avocat Frank marche en tête. Les témoins nazis multiplient les déclarations antisémites, l’un d’eux refuse de répondre aux questions de l’avocat de la partie civile, en proclamant : Je ne discute pas avec des Juifs, uniquement avec des Allemands ! . En réponse, le tribunal se contentera d’infliger des amendes d’une dizaine ou de quelques dizaines de marks.
Les accusés rétractent en bloc les déclarations faites précédemment devant la police, ils déclarent avoir menti à dessein. Ils prétendent maintenant être tous venus à la réunion sociale-démocrate par hasard, de leur propre initiative. Ils se seraient disposés par hasard en groupes aux emplacements stratégiques de la salle. Ils auraient amené par hasard dans leurs poches les casquettes de SA et les brassards à croix gammée qui leur permettent de se reconnaître entre eux. Et ils ne seraient intervenus qu’en état de légitime défense, un national-socialiste ayant été frappé. Le Reichsbanner serait donc l’agresseur, le vidage de la salle ne démontrerait pas l’agressivité des nazis, mais uniquement la peur des sociaux-démocrates. Le plus étonnant est que les deux tribunaux successifs reprendront à leur compte une grande partie de cette argumentation. Selon les jugements, la préméditation ne serait pas établie, les préparatifs des nazis ne prouvant pas que l’ordre d’attaque ait été donné à l’avance. Par ailleurs, le président de la réunion aurait manqué de sang-froid : il a omis d’indiquer aux perturbateurs qu’il disposait du « droit du maître de maison » (Hausrecht).
Effectivement, l’ordre d’attaque n’avait pas été donné à l’avance, mais les nazis avaient multiplié les provocations jusqu’à ce que se produise inévitablement un incident conduisant à un tel ordre. Et on peut se demander ce qu’une référence au « droit du maître de maison » aurait pu changer au déroulement des événements.
En conclusion, le président de la chambre d’appel déclare : Les accusés sont tous des gens honnêtement persuadés des idées de leur parti et qui luttent fanatiquement pour leur cause avec un enthousiasme fervent. Ce que les accusés ont commis dans le restaurant Volksgarten ne constitue pas un crime, mais un excès commis spontanément . Avec de pareils attendus, les condamnations ne sauraient être lourdes.
En première instance, pour un total de 16 accusés, le tribunal prononce 9 acquittements, 3 amendes d’une vingtaine de marks et 4 peines de prison, la plus élevée s’élevant à 3 mois. Ce qui permet à la presse démocratique de rappeler que le même tribunal, avec le même président et le même procureur, s’était montré infiniment moins indulgent quatre années auparavant à l’occasion d’une bagarre de rues entre Reichsbanner soçiale-démocrate et Casques d’acier (milice de droite) : les accusés de la Reichsbanner avaient été condamnés à des peines de prison allant jusqu’à deux ans. En appel, les condamnations des SA sont un peu plus lourdes, la peine maximale passe de 3 mois à 5 mois de prison.

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